L’IA dévore l’énergie mondiale, défiant nos ambitions climatiques. Pour Soluble(s), Tristan Nitot, pionnier du logiciel libre, éclaire l’impact écologique du numérique et de l’intelligence artificielle, et interroge la possibilité d’un futur plus sobre et responsable, alors que la France doit électrifier massivement ses usages pour atteindre la neutralité carbone.
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Le numérique, un poids lourd invisible du climat
En France, le numérique représente 11 % de la consommation électrique et 4,4 % de l’empreinte carbone nationale, soit plus que l’aviation civile. « L’essentiel de l’impact, il est généré bien avant que votre ordinateur ou votre smartphone n’arrive entre vos mains« , souligne Tristan Nitot, directeur associé Communs numériques et anthropocène chez Octo Technology. Derrière chaque appareil, ce sont des millions de tonnes de minerai extraits, des kilomètres parcourus, et des vies souvent abîmées loin de nos regards.

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La fabrication des terminaux concentre la moitié de cette empreinte, tandis que les centres de données, dopés par l’essor de l’IA, en représentent 46 %. « On a tendance à penser que c’est l’usage qui pollue, mais c’est la fabrication qui pèse le plus« , insiste Tristan Nitot. Il rappelle aussi : « Nous ne sommes pas sur une trajectoire durable », citant l’incertitude collective à respecter l’accord de Paris et les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) : « Ça fait 35 ans qu’on sait qu’on va dans le mur et on va de plus en plus dans le mur« .
Comprendre les lois informatiques : Moore, Wirth et l’alternative erooM
Avant d’imaginer une solution, il faut comprendre les règles qui ont façonné le marché du numérique. La loi de Moore, formulée par Gordon Moore en 1965, prévoit que la puissance des puces double tous les deux ans, favorisant l’innovation, mais aussi le renouvellement permanent du matériel. La loi de Wirth, du nom de Niklaus Wirth, observe que les logiciels ralentissent plus vite que le matériel n’accélère : chaque gain de puissance matérielle est absorbé par des logiciels plus lourds et moins optimisés.

Face à ce constat, Tristan Nitot propose la loi d’erooM, « Moore à l’envers ». “Si on retravaille seulement 1 à 3 % du code, on peut multiplier par 10, 100, voire 1 000 l’efficacité de certaines tâches« , explique-t-il. Il s’agit d’optimiser les logiciels pour diviser par deux leur consommation tous les deux ans, sans changer le matériel.

« On pourrait avoir des ordinateurs qui durent dix, quinze ou vingt ans… et amortir leur empreinte sur une longue durée. » Cette alternative valorise le savoir-faire, la créativité et la qualité logicielle, et peu séduire de nombreux informaticiens en quête de sens.
L’IA, accélérateur d’impact et d’opacité
L’intelligence artificielle générative, adoptée par 39 % des Français, bouleverse la donne. « Il n’y a aucun doute que l’IA, ça consomme énormément… et ça, on ne le voit pas« , souligne Tristan Nitot.
Les data centers IA sont 4 à 5 fois plus énergivores que les traditionnels, et leur consommation mondiale pourrait atteindre 1 000 TWh d’ici 2026, l’équivalent du Japon, indique l’Agence internationale de l’énergie atomique.

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« Les fabricants brouillent les chiffres au maximum… parce que les enjeux sont phénoménaux. » Après les canicules, Tristan Nitot alerte sur la montée en puissance des besoins en électricité sous l’effet de la transition énergétique : « Il va falloir électrifier toute l’industrie et la mobilité. L’énergie électrique qui est moins polluante que les fossiles pose problème. » Dans son scénario “le plus souhaitable », RTE, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité, prévoit une consommation d’électricité en France qui pourrait passer, de 460 TWh aujourd’hui à 580-640 TWh/an d’ici 2035, portée par la mobilité, l’industrie et l’explosion des data centers.
L’Élysée revendique la France comme « paradis énergétique » grâce à son électricité en très grande partie décarbonée (95% en 2024), attirant plus de 100 milliards d’euros d’investissement privé pour 35 nouveaux data centers dédiés à l’IA. Mais Tristan Nitot nuance : « On est dans un cul-de-sac technologique« , car les centrales nucléaires vieillissantes peinent à répondre à la demande, surtout lors des canicules. Même une électricité décarbonée n’est pas illimitée, et chaque nouveau data center ajoute de la pression sur les infrastructures.

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Sobriété numérique : un défi global, des gestes citoyens
Changer de modèle n’est pas simple. « Toute l’industrie s’est structurée autour du renouvellement permanent… ce n’est pas facile de perdre les mauvaises habitudes« , admet Tristan Nitot. Si la France a adopté des lois (indice de réparabilité, stratégie numérique responsable), leur efficacité dépendra d’une remise en cause profonde du modèle dominant. L’ADEME alerte : sans mesures correctives, l’empreinte du numérique pourrait tripler d’ici 2050, compromettant l’objectif de neutralité carbone.
>> Voir aussi : Comment calculer et réduire son empreinte carbone ?

Pour les citoyens, l’essentiel reste : garder ses appareils aussi longtemps que possible, limiter l’usage de l’IA aux tâches vraiment utiles, et prendre conscience que « la croissance infinie dans un monde fini, ce n’est pas possible« .

Cet épisode avec Tristan Nitot offre un éclairage sans concession sur la face cachée du numérique et les leviers d’action pour un futur plus sobre.
Écoutez.
POUR ALLER PLUS LOIN
- Consulter le blog de Tristan Nitot : www.standblog.org
- Écouter le podcast “L’Octet Vert”
- Le média Frugarilla
TIMECODES
00:00 Introduction : Le numérique, l’IA et leurs impacts écologiques.
01:43 Parcours de Tristan Nitot et son intérêt pour le numérique plus vert.
04:10 Prise de conscience de l’impact climatique du numérique.
08:03 Impact mondial du numérique sur les émissions de gaz à effet de serre.
10:55 L’impact environnemental et social de la fabrication des appareils.
14:03 L’impact de l’IA générative sur la consommation énergétique des data centers.
17:53 La France et sa production électrique décarbonée face à la course à l’énergie de l’IA.
20:17 La loi d’erooM et l’optimisation des logiciels pour réduire l’empreinte carbone.
30:10 L’espoir d’un numérique plus soutenable grâce aux développeurs et aux changements de pratiques.
32:13 Conseils pour réduire son empreinte numérique personnelle.
33:57 Conclusion et ressources supplémentaires.
35:20 Merci à Tristan Nitot !
CITATIONS
En direct de Tristan Nitot, directeur associé de Octo Technology

– Sur le gaspillage des ressources et l’amélioration des logiciels : « quand on fait ça, on arrive à ce que cette partie-là, elle tourne dix, cent ou mille fois plus vite. »
– Sur le rôle de l’IA : « il faut utiliser l’IA seulement si ça fait gagner énormément en performance. »
– Sur l’obsolescence et la durée de vie des appareils : « garder votre matériel aussi longtemps que possible, en en prenant soin, tout simplement. »
– Sur la sobriété numérique et la croissance : « on ne peut pas avoir une croissance infinie dans un monde fini. Et la planète, elle a des limites. »
– Sur l’utilité des informaticiens et la loi d’erooM : « si on leur dit écoutez, dans cette entreprise, on vous donne les moyens de faire du bon travail et d’arrêter de gaspiller de la ressource et d’abîmer la planète. Ça peut être une bonne façon de les attirer dans les entreprises et de leur donner une carrière satisfaisante. »
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